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)î(UNE SI LONGUE LETTRE )î(
11 mai 2020

Mariama BA : Une Si Longue Lettre 24

MB-USLL-0 - (24)

A Abibatou Niang, femme de vertu et de rigueur qui partage mes émotions.

A Annette d’ Erneville, femme de tête et de cœur,

A toutes les femmes et aux hommes de bonne volonté

Mariama Ba : Une Si Longue Lettre 24

Aujourd’ hui, je n’ai pas pu terminer la prière du crépuscule à ma guise : des hurlements venus de la rue, m’ont fait bondir de la natte ou j’étais assise.

Debout sur la véranda, je vois arriver mes fils Alioune et Malick en pleurs. Ils sont dans un état piteux ; habits déchirés corps empoussiérés par la chute, genoux sanguinolents sous la culotte ; une échancrure fend largement la manche droite du tricot de Malick du même côté, le bras pend lamentablement, l’un des gosses qui les soutiennent, m’expliquent : « Un cyclomoteur et son conducteur ont renversé Malick et Alioune, Nous jouions au football.»

Un jeune homme s’avance, cheveux longs, lunettes blanches, gris-gris au cou. La poussière grise de la rue maquille son ensemble « jean». Malmené, par les gosses dont il est la cible, une plaie rouge à la jambe, le voici visiblement gêné par tant d’hostilité. Avec un accent et des gestes polis qui contrastent avec sa mise débraillée, il s’excuse : « J’ai vu trop tard les enfants, en tournant à gauche. Je croyais accéder à une voie libre dans cette rue à sens unique.»

« Je n’imaginais pas que les enfants y avaient installé un terrain de jeux. J’ai freiné, inutilement. J’ai buté sur des pierres qui délimitaient la place du goal. J’ai entrainé dans ma chute vos deux fils ainsi que trois autres garçonnets. Je m’excuse. »

Le jeune homme au cyclomoteur me surprend agréablement. Je me défoule mais pas sur lui ; Je connais la difficulté de conduire dans les rues de la ville, surtout dans la médina, pour l’avoir affrontée.

 La chassée, pour les enfants, est un terrain de prédilection. Quand ils en prennent possession, plus rien ne compte. Ils s’y démènent comme des diables autour du ballon. Des fois, l’objet de leur ardeur est un chiffon épais, ficelé, arrondi. Qu’importe ! Le conducteur n’a pour refuge que son frein, son klaxon, son sang froid, on lui ouvre une haie désordonnée, vite refermée dans la bousculade. Derrière lui, les cris reprennent, plus exaltés.

«  Jeune homme, tu n’es pas responsable. Mes fils sont fautifs. Ils ont déjoué ma vigilance, alors que je priais. Va, jeune homme plutôt, attends que je te fasse apporter de l’alcool et du coton pour ta plaie. »

Aissatou, ton homonyme apporte alcool iodé et coton. Elle soigne l’inconnu, puis Alioune. Les gosses du quartier n’approuvent pas ma réaction. Ils souhaiteraient pour le « fauteur » une punition, je les rabroue. Ah, les enfants ! Ils provoquent un accident et de surcroit veulent sanctionner.

Le bras de Malick m’a l’air cassé. Il descend anormalement « Aissatou, vite, vite. Porte –le à l’hôpital. Si tu ne trouves pas Mawdo, tu demanderas le service des urgences. Va, va, ma fille. »

Aissatou s’habille rapidement et rapidement aide Malick à se nettoyer et à se changer. Le sang des blessures coagulé dessine sur le sol des tâches sombre et répugnantes.

 Tout en le brossant, je pense à l’identité des hommes : même sang rouge irriguant les mêmes organes. Ces organes, situés aux mêmes endroits, remplissent les mêmes fonctions. Les mêmes remèdes soignent les mêmes maux sous tous les cieux, que l’individu soit noir ou blanc : Tout unit les hommes. Alors pourquoi s’entretuent-ils dans des batailles ignobles pour des causes futiles en regard des massacres de vies humaines ? Que de guerres dévastatrices ! Et pourtant, l’homme se prend pour une créature supérieure. A quoi lui sert son intelligence ? Son intelligence enfante aussi bien le bien que le mal, plus souvent le mal que le bien.

Je reprends ma place sur la natte ornée d’une mosquée réservée, à mon seul usage, comme la bouilloire de mes ablutions. Alioune, toujours reniflant, bouscule Ousmane pour s’emparer de sa place, à mes côtés, à la recherche d’une consolation que je lui refuse. Au contraire, je profite de l’occasion pour le sermonner.

-       La rue n’est pas un terrain de jeux. Tu t’en es bien tiré aujourd’hui. Mais demain ! Attention … Tu auras une fracture quelque part comme ton frère.

Alioune rouspète

-       Mais il n’ ya pas de terrain de jeux dans le quartier. Les mères ne veulent pas que l’on joue au football dans les cours. Que faut-il faire alors ?

Sa remarque est pertinente. Il faut que les responsables de l’Urbanisme prévoient des terrains de jeux, comme ils ménagent des espaces verts.

Des heures plus tard, Aissatou et Malick reviennent de l’hôpital où Mawdo s’est, une fois de plus, bien occupé d’eux. Le bras plâtré de Malick m’indique que le bras pendant était bien cassé. Ah, que les gosses font payer cher la joie de les avoir mis au monde.

Décidemment mon amie, c’est la cascade des événements malheureux. Je suis ainsi faite : quand le malheur me tient, il ne me lâche plus.

Aissatou, ton homonyme est enceinte de trois mois. Farmata, la griotte aux cauris, m’a habilement  manœuvrée vers cette découverte désastreuse. La rumeur publique l’avait sans doute aiguillonné ou son sens développé de l’observation l’avait simplement servie.

Chaque fois qu’elle lançait ses cauris pour couper nos discussions ( nos points de vue divergeaient sur tout) , elle poussait des « han» de mécontentement . Avec force soupirs, elle signalait dans la masse désordonnée des cauris : une jeune fille enceinte.

J’avais bien remarqué l’amaigrissement soudain de ton homonyme, son manque d’appétit, le gonflement de ses seins autant de signes révélateurs de la gestation qu’elle couvait.

Mais la puberté, elle aussi transforme les adolescents ; elle les gonfle ou les amaigrit, les allonge. Et puis, Aissatou peu après la mort de son père, avait eu une crise violente de paludisme enrayée peu Mawdo Ba. La disparition de ses rondeurs datait de cette époque.

Aissatou refusait de regrossir  pour garder une taille fine. Je mettais naturellement sur le compte de cette nouvelle manie, son peu d’alimentation et son dégoût pour certains mets. Mince, elle flottait dans ses pantalons et ne portait plus, à ma grande joie, que des robes.

Le petit Oumar me signala bien un jour qu’Aissatou vomissait dans leur salle de bains, chaque matin, au moment de le laver. Mais Aissatou, interrogée, nia, parla de rejet d’eau mêlée à la patte dentifrice. Oumar ne parla plus de vomissements. Ma préoccupation changea de centre d’intérêt.

Comment pouvais-je imaginer la vérité qui tout à coup éclatait ? Comment pouvais-je deviner que ma fille, qui calma ma colère lors de l’affaire des cigarettes, s’adonnait elle, à un jeu plus grave ? Le destin impitoyable me surprenait encore. Comme toujours, sans armes défensives.

Farmata insistait chaque jour un peu plus sur « la jeune fille enceinte » de ses cauris. Elle me la montrait. Elle souffrait de son état. Son attitude était éloquente : « Regarde ! Mais regarde donc. Le Cauri isolé, creux en l’air. Regarde cet autre cauri qui s’y adapte, face blanche en haut : comme une marmite et son couvercle. L’enfant est dans le ventre et fait corps avec sa mère. Le groupe des deux cauris est isolé : il s’agit d’une femme sans attache donc une jeune femme sans mari. Mais comme les cauris sont menus, c’est bien d’une jeune fille qu’il s’agit.»

Et sa main lançait et relançait les cauris bavards, s’entrechoquaient, se chevauchaient. Leur tintement annonciateur emplissait le van et le même groupe de deux cauris, toujours s’isolait, pour révéler une détresse. Je suivais sans passion leur langage.

Et un soir, excédée par ma naïveté, Farmata osa « Questionne tes filles Ramatoulaye. Questionne –les. Une mère de famille doit être pessimiste.»

Troublée par la ténacité des répétitions, inquiète, j’acceptai la proposition. De peur de me voir changer d’avis, Farmata s’engouffra avec sa démarche de gazelle aux attaches fines dans la chambre d’Aissatou. Elle en ressortit une lueur de triomphe dans l’œil. Aissatou en pleurs la suivait.

Farmata chassa Ousmane blotti dans mon boubou, verrouilla la porte et déclara : « Les cauris ne peuvent se tromper tous les jours. S’ils ont tant insisté, c’est qu’il ya quelque chose. L’eau et le sable sont mêlés ; ils forment de la boue. Ramasse ta boue, Aissatou ne nie pas son état. Je l’ai sauvée en te révélant ce qui est. Toi, tu ne devines rien. Elle n’osait pas se confier. Vous n’alliez jamais sortir de cette situation. »

L’émotion obstruait ma gorge. Moi si prompte aux remontrances, je me taisais. Abasourdie, je suffoquais de chaleur.  Mes yeux se fermèrent, puis s’ouvrirent à nouveau. Je mâchonnais ma langue.

La première question qui vient à l’esprit à la découverte d’un pareil état est : Qui ? Qui est l’auteur de ce vol, car vol il ya ; Qui est l’auteur de ce préjudice?, car préjudice il y a ! Qui a osé ? Qui … ? Qui … ? Aissatou nomma un certain Ibrahima Sall qui deviendra bien vite, dans son langage, Iba tout court.

Je regardais avec ahurissement ma fille si bien élevée, si tendre avec moi, si serviable dans la maison, si efficace en tout. Tant de qualités pouvaient s’allier à un pareil comportement !

Iba est étudiant à l’université, étudiant en droit. Ils s’étaient connus…à la fête anniversaire d’une copine. Iba venait la chercher parfois au lycée, quand elle ne « descendait » pas à midi. Il l’avait invitée à deux reprises dans sa chambre, à la Cité Universitaire. Elle avoue être bien avec lui ! Non, Iba n’avait rien sollicité, ni exigé. Tout était venu naturellement entre eux. Iba connaissait son état. Il avait refusé les services d’un copain qui voulait « l’aider ».  Il tenait à elle. Boursier, il était décidé à se priver pour l’entretien de son enfant.

J’apprenais tout, d’un seul trait, avec une voix pleine de hoquets entrecoupés de reniflements, mais sans aucun regret !

Aissatou baissait la tête, je la reconnaissais à son récit sans fard. Je la reconnaissais au don – entier d’elle-même à cet amoureux  qui avait réussi à faire cohabiter dans ce cœur mon image et la sienne.

Aissatou baissait les yeux, consciente du mal qui m’accablait, moi, qui me taisais. Ma main supportait ma tête lasse. Aissatou baissait les yeux. Elle entendait le craquement de mes entrailles. La gravité de son acte ne lui échappait pas dans ma situation de veuve récente qui succède à mon état d’abandonnée. Dans les batailles de filles, à part Daba, elle était l’ainée. L’ainée devait être exemplaire …Mes dents claquaient de colère.

Me souvenant, comme d’une bouée de sauvetage, de l’attitude tendre et consolatrice de ma fille, pendant ma détresse, mes longues années de solitude, je dominais mon bouleversement. Je recourais à Dieu, comme à chaque drame de ma vie. Qui décide de la mort et de la naissance ? Dieu ! Tout puissant !

Et puis, on est mère pour comprendre l’inexplicable. On est mère pour illuminer les ténèbres. On est mère pour couver, quand les éclaires zèbrent la nuit, quand le tonnerre viole la terre, quand la boue enlise. On est mère pour aimer sans commencement ni fin.

Faire de mon être un rempart défensif entre tous les obstacles et ma fille. Je mesurais à cet instant de confrontation, tout ce qui me rattachait à mon enfant. Le cordon ombilical se ranimait, la ligature indestructible sous l’avalanche des assauts et la durée du temps. Je la revis, nouvellement jaillie de mes flancs, gigotant dans ses langes roses, son menu visage fripé sous les cheveux soyeux. Je ne pouvais pas l’abandonner, comme le dictait l’orgueil. Sa vie et son avenir constituaient un enjeu puissant qui démolissait les tabous et imposait à mon cœur et ma raison sa supériorité sur tout. La vie qui frémissait en elle m’interrogeait. Elle grouillait pour s’épanouir. Elle vivrait pour demander protection.

C’est moi qui n’avais pas été à la hauteur. Repue d’optimisme, je ne devinais rien du drame de sa conscience, du bouillonnement de son être, de la tourmente de sa pensée, du miracle qu’elle portait.

On est mère pour affronter le déluge. Face à la honte de mon enfant, à son repentir sincère, face à son mal, à son angoisse, devrais-je la menacer ?

Je pris dans mes bras ma fille. Je la serrais douloureusement dans mes bras, avec une force décuplée, faite de révolte païenne et de tendresse primitive. Elle pleurait. Elle hoquetait.

Comment avait-elle pu, seule, cohabiter avec son secret ? Me traumatisant l’effort et la maitrise déployés par cette enfant pour se soustraire à ma colère, quand le vertige la saisissait ou quand elle me remplaçait auprès de ma turbulente marmaille. J’avais mal. Je geignais. J’avais profondément mal.

Un effort surhumain me redressa. Courage ! Les ombres s’estompaient. Courage ! Les lueurs s’unissaient en clarté apaisante. Ma décision d’aider et de protéger émergeait du tumulte. Elle se fortifiait au fur et à mesure que j’essuyais les larmes, au fur et à mesure que je caressais le front brûlant.

Des demain, la petite Aissatou sera consultée.

Farmata était étonnée. Elle s’attendait à des lamentations : je souriais. Elle voulait des remontrances véhémentes : je consolais. Elle souhaitait des menaces : je pardonnais.

Décidemment, elle ne saura jamais à quoi s’en tenir avec moi. Combler d’attention une pécheresse la dépassait. Elle rêvait pour Aissatou de somptueuses fêtes  de mariage qui la dédommageait de mes pauvres épousailles, alors qu’elle était déjà une jeune fille attachée à mes pas comme une ombre.

Elle avait coutume de te glorifier, toi, Aissatou, qui lui donnerait beaucoup d’argent au futur mariage de ton homonyme. L’histoire de la  Fiat aiguisait son appétit et  t’attribuait une fabuleuse fortune. Elle rêvait de festivités et voilà que cette fille est allée se donner à un jeune étudiant désargenté, qui ne lui sera jamais reconnaissant. Elle me reprochait mon calme.

-       Tu n’as que des filles. Adoptes une attitude qui peut continuer. Tu verras. Si c’est Aissatou qui a fait « ça », ton trio de fumeurs, je me demande ce qu’il fera. Couvre ta fille de caresses, Ramatoulaye. Tu verras.

Je verrai bien en convoquant Ibrahima Sall pour le lendemain …

 

Offert Par Safiétou GUEYE ,

)i(une chenille devenue un papillon grâce à ce livre)i(

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*Serveur vocal: 88-6288887

*Email : safie.gueye@wutalma.sn

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  • Un roman épistolaire où Ramatoulaye Fall raconte à Aissatou, son amie de longue date, son veuvage et sa vie de femme, de mère. Ce roman célèbre aborde le statut des femmes au Sénégal et plus largement en Afrique de l’Ouest.
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