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)î(UNE SI LONGUE LETTRE )î(
11 mai 2020

Mariama BA : Une Si Longue Lettre 14

 

MB-USLL-0 - (14)

A Abibatou Niang, femme de vertu et de rigueur qui partage mes émotions.

A Annette d’ Erneville, femme de tête et de cœur,

A toutes les femmes et aux hommes de bonne volonté

 Mariama Ba : Une Si Longue Lettre 14

Enfin, seule, pour donner libre cours à ma surprise et jauger ma détresse. Ah ! oui, j’ai oublié de demander le nom de ma rivale et de pouvoir ainsi donner une forme humaine à mon mal.

Mon interrogation ne resta pas longtemps sans réponse. Des connaissances du Grand-Dakar accouraient vers ma demeure, porteuses de tous les détails de la cérémonie, les unes par réelle amitié pour moi, les autres dépitées et jalouses de la promotion que tirait du mariage la mère de Binetou.

« Je ne comprends pas. » Elles non plus ne comprenaient pas l’entrée de Modou, une «  personnalité », dans une famille de ndool-pauvre et démunis-, d’ une extrême pauvreté.

Binetou, une enfant de l’âge de ma fille Daba, promue au rang de ma coépouse et à qui je devais faire face. Binetou la timide ! Le Vieil homme qui achetait ses nouvelles robes « prêt-à-porter », qui remplaçait les vêtements fanés, était Modou. Elle avait innocemment confié ses secrets à la fille de sa rivale parce que ‘elle croyait que ce rêve, surgi d’un cerveau  vieillissant, ne serait jamais réalité.

Elle avait tout dit : la villa, la rente mensuelle, le voyage futur à la Mecque offert à ses parents. Elle croyait être plus forte que l’homme auquel elle se mesurait. Elle ne connaissait pas la puissante volonté de Modou, sa ténacité devant l’obstacle, son orgueil de vaincre, la résistance inspirant de nouveaux assauts à chaque échec.

Daba rageait, blessée dans son orgueil. Elle répétait tous les surnoms que Binetou avait donnés à son père : Vieil homme ! Ventru ! Le vieux !...L’auteur de sa vie était quotidiennement bafoué et il l’acceptait .Une colère épouvantable habitait Daba. Elle savait sincères les paroles de sa meilleure amie. Mais que peut une enfant devant une mère en furie, qui hurle sa faim et sa soif de vivre ?

Binetou est un agneau immolé comme beaucoup d’autres sur l’autel du « matériel ». La rage de Daba augmentait au fur et à mesure qu’elle analysait la situation : Romps, maman ! Chasse cet homme. Il ne nous a pas respectées, ni toi, ni moi. Fais comme Tata Aissatou, romps. Dis-moi que tu rompras. Je ne te vois pas te disputant un homme avec une fille de mon âge. »

Je me disais ce que disent toutes les femmes trompées : si Modou était du lait, c’est moi qui ai eu toute la crème. Ce qui restait, bah ! De l’eau avec une vague odeur de lait.

Mais la décision finale m’appartenait. Modou, absent toute la nuit, (consommait-il déjà son mariage ?), la solitude qui porte conseil me permit de bien cerner le problème.

Partir ? Recommencer à zéro, après avoir vécu vingt-cinq-ans avec un homme, après avoir mis au monde douze enfants ? Avais – je assez de force pour supporter seule le poids de cette responsabilité à la fois morale et matérielle ?

Partir ? Tirer un trait net sur le passé. Tourner une page ou tout n’était pas luisant sans doute, mais net. Ce qui va désormais y être inscrit ne contiendra ni amour, ni confiance, ni grandeur, ni espérance. Je n’ai jamais connu les revers pourris du mariage. Ne pas les connaitre ! Les fuir !

Quand on commence à pardonner, il ya une avalanche de fautes qui tombent et il ne reste plus qu’à pardonner encore, pardonner toujours. Partir, m’éloigner de la trahison !

Dormir sans me poser de questions, sans tendre l’oreille au moindre bruit, dans l’attente du mari qu’on partage.

Je comptais les femmes connues, abandonnées ou divorcées de ma génération.

J’en connaissais dont le reste de  jeunesse florissante avait pu conquérir un homme valable qui alliait situation et prestance et que l’on jugeait « mieux, cent fois mieux que le partant. » La misère qui était le lot de ces femmes régressait à l’envahissement de leur bonheur neuf qui changeait leur vie, arrondissait leurs joues, rendait brillants leurs yeux. J’en connaissais qui avait perdu tout espoir de renouvellement et que la solitude avait mises très tôt sous terre. 

Le jeu du destin reste impénétrable. Les cauris, qu’une voisine lance sur un van, devant moi, ne me convient à l’optimisme ni quand ils restent ouverts présentant leur creux noir signifiant le rire, ni quand le rassemblement de leurs dos tout blancs semble dire que s’avance vers moi « l’homme au double pantalon »-investi de pouvoirs sociaux-, promesse de richesse… « Ne te sépare d’eux, homme et richesses, que l’aumône de deux colas blanche et rouge », ajoute la voisine Farmata.

Elle insiste : « l’adage dit bien que le désaccord ici peut être chance ailleurs. Pourquoi es-tu incrédule ? Pourquoi n’oses-tu pas rompre ? Une femme est come un ballon ; qui lance ce ballon ne peut prévoir ses rebondissements. Il ne contrôle pas le lieu où il roule, moins encore celui qui s’en empare. Souvent s’en saisit une main que l’on ne soupçonnait pas … »

Au lieu de suivre le raisonnement de ma voisine, une griotte qui rêve à de solides pourboires d’entremetteuse, je me mirais. L’éloquence du miroir s’adressait à mes yeux. Ma minceur avait disparu ainsi que l’aisance de mes mouvements. Mon ventre saillait sous le pagne qui dissimulait de mollets développés par l’impressionnant kilométrage des marches qu’ils avaient effectuées, depuis le temps que j’existe ‘allaitement avait ôté à mes seins leur rondeur et leur fermeté. La jeunesse désertait mon corps, aucune illusion possible !

Alors que la femme puise, dans le cours des ans, la force de s’attacher, malgré le vieillissement de son compagnon, l’homme, lui, rétrécit de plus en plus son champ de tendresse. Son œil égoïste regarde par-dessus l’épaule de sa conjointe. Il compare ce qu’il eut à ce qu’il n’a plus, ce qu’il a à ce qu’il pourrait avoir.

J’avais entendu trop de détresse, pour ne pas comprendre la mienne. Ton cas, Aissatou, le cas de bien d’autres femmes, méprisées, reléguées ou échangées, dont on s’est séparé comme d’un boubou usé ou démodé.

Pour vaincre la détresse quand elle vous assiège il faut de la volonté. Quand on pense que chaque seconde écoulée abrège la vie, on doit profiter intensément de cette seconde, c’est la somme de toutes les secondes perdues ou cueillies qui fait les vies ratées ou réussies.

Se muscler pour endiguer les désespoirs et les réduire à leurs justes proportions ! Quand on se laisse mollement pénétrer par l’amertume, la dépression nerveuse guette. Petit à petit, elle prend possession de votre être.

Oh !la dépression nerveuse ! Les cliniciens en parlent d’une façon détachée, ironique, en soulignant que vos organes vitaux ne sont pas atteints. C’est juste s’ils ne vous disent que vous les ennuyez avec l’énumération toujours longue de vos maux –tête-gorge, poitrine, cœur, foie -qu’ aucune radiographie ne confirme. Et, pourtant, quels maux atroces que ceux déclenchés par la dépression nerveuse.

Et je pense à Jacqueline qui en fut atteinte. Jacqueline cette ivoirienne qui avait désobéi à ses parents protestants pour épouser Samba Diack, le promotionnaire de Mawdo Ba, médecin comme lui, affecté à sa sortie de l’Ecole Africaine de Médecine et de Pharmacie à Abidjan .Jacqueline nous fréquentait, puisque son mari fréquentait les nôtres. En regagnant le Sénégal, elle atterrissait dans un monde différent en réaction, tempérament et mentalité de celui où elle avait évolué. De plus, les parents de son mari –toujours les parents- la boudaient d’ autant plus qu’elle ne voulait pas d’embrasser la religion musulmane et allait tous les dimanches au Temple Protestant.

Noire et Africaine, elle aurait dû s’intégrer, sans heurt, dans une société noire et africaine, le Sénégal et la Côte d’ Ivoire ayant passé entre les mains du même colonisateur français. Mais l’Afrique est différente, morcelée. Un même pays change plusieurs fois de visage et de mentalité, du Nord au Sud ou de l’Est à l’Ouest.

Jacqueline voulait bien se sénégaliser, mais les moqueries arrêtaient en elle toute volonté de coopération. On l’appelait gnac-non sénégalais- et elle avait fini par percer le contenu de ce sobriquet qui la révoltait.

Son mari, qui revenait de loin, passait ses loisirs à pourchasser les Sénégalaises « fines », appréciait-il, et ne prenait pas la peine de cacher ses aventures, ne respectant ni sa femme ni ses enfants.

Son absence de précautions mettait sous les yeux de Jacqueline les preuves irréfutables de son inconduite : mots d’amour, talons de chèques portant les noms des bénéficiaires, factures de restaurant et de chambres d’hôtel. Jacqueline pleurait, Samba Diack « noçait »toujours.

Et un jour, Jacqueline se plaignit d’avoir une boule gênante dans la poitrine, sous le sein gauche ; elle disait avoir l’impression d’être pénétrée là par une pointe qui fouillait la chair jusqu’ au dos. Elle geignait.

Mawdo l’ausculta : rien au cœur, dit-il. Il prescrivit un calmant. Jacqueline prit avec ardeur ses comprimés, tenaillée par la douleur insidieuse. Le flacon vide, elle constata que la boule demeurait à la même place ; la souffrance la harcelait avec la même acuité. Elle s’en ouvrit à un médecin compatriote, qui demanda son électrocardiogramme, ordonna des analyses diverses de sang .Rien dans le tracé électrique du cœur, rien d’anormal dans le sang. Il prescrivit, lui aussi, un calmant, de gros comprimés effervescents qui ne vinrent pas à bout de l’angoisse de la pauvre Jacqueline.

Elle pensa à ses parents, à leur refus de cautionner son mariage. Elle leur écrivit une lettre pathétique où elle implorait leur pardon. Leur bénédiction lui parvint, sincère, mais ne put rien contre l’étrange pesanteur de la poitrine.

On emmena Jacqueline à l’hôpital de Fann sur la route de Ouakam, prés de l’Université qui y envoie en stage, comme à l’Hôpital Aristide Le Dantec, ses étudiants en Médecine. Ce Centre Hospitalier n’existait pas aux temps des études à l’Ecole de Médecine et de Pharmacie de Mawdo Ba et de Samba Diack.

Il comprend plusieurs services abrités par des bâtiments autonomes ou reliés pour faciliter la communication. Ces constructions n’arrivent pas, malgré leur nombre et leur masse, à garnir l’immense terrain où l’hôpital est implanté.

En y pénétrant, Jacqueline pensait aux fous qu’on y internait. Il fallut lui expliquer que les fous étaient en psychiatrie et que, en ces lieux, on les appelle malades manteaux. Ils n’étaient pas violents d’ ailleurs, ceux là étant internés à l’hôpital psychiatrique de Thiaroye. Jacqueline était en neurologie, et nous qui venions la visiter, apprîmes que l’hôpital abritait également des services où l’on soignait la tuberculose et les maladies infectieuses.

Jacqueline était prostrée dans son lit. Ses beaux cheveux noirs délaissés, qu’aucun peigne n’avait démêlés depuis qu’elle courait de médecin en médecin, formaient sur sa tête des touffes hirsutes. Le foulard qui les protégeait, en se déplaçant, découvrait l’enduit de mixture de racines que nous y versions, car nous avions recours à tout pour arracher cette sœur à son univers infernal.

Et, c’est ta mère, Aissatou, qui allait consulter pour nous les guérisseurs et ramenaient de ses visites safara-eau bénie de prières- et directives de sacrifices que tu t’empressais d’exécuter.

Jacqueline pensait à la mort. Elle l’attendait, craintive et tourmentée, la main sur la poitrine, là où la boule invisible, tenace déjouait tous les pièges, se moquait avec malice de tous les tranquillisants.

Jacqueline avait pour voisine de chambre un professeur de lettres, Assistante Technique enseignant au Lycée Faidherbe de Saint-Louis. De Saint-Louis, dit-elle, elle n’a pu connaître que le pont qui enjambe le fleuve. Un mal de gorge, aussi soudain que violent, l’a empêchée de prendre service et l’a conduite ici où elle attend son rapatriement.

Je l’observe souvent. Vieille pour son état de demoiselle. Maigre, anguleuse même, sans charme attachant. Les études avaient dû être les seules distractions de sa jeunesse. Revêche, elle a dû bloquer tout élan passionnel. Un poste de professeur au Sénégal a dû correspondre à ses rêves d’évasion.

Elle est ainsi venue, mais tous ses rêves avortés, toutes ses espérances déçues, toutes ses révoltes tues se sont ligués à l’assaut de sa gorge que protégeait un foulard bleu marine à pois blancs qui tranchait sur la pâleur de sa poitrine. Le médicament qui badigeonnait la gorge bleuissait les lèvres minces, pincées sur leur misère. Elle avait de grands yeux bleus, lumineux, seule clarté, seule charité céleste dans l’ingratitude du visage.

Elle regardait Jacqueline. Jacqueline la regardait. Elle tâtait sa gorge. Jacqueline tâtait sa poitrine. Et nous rions de leur manège, surtout quand la malade de la chambre voisine arrivait pour « causer », dit-elle, et découvrait son dos à la caresse rafraîchissante du climatiseur. Elle souffrait de bouffées de chaleur excessivement brûlantes à cet endroit.

Etranges et multiples manifestations de dystonies neuro-végétatives. Docteurs, prenez garde, surtout si vous n’êtes point neurologues ou psychiatres. Souvent les maux dont on vous parle prennent racine dans la tourmente morale. Ce sont les brimades subies et les perpétuelles contradictions qui s’accumulent quelque part dans le corps et l’étouffent.

Jacqueline, aimant la vie, supporta vaillamment prise de sang sur prise de sang. On refit électrocardiogramme, et radiographie pulmonaire. On lui fit un électro-encéphalogramme qui décela des traces de souffrances. Une électro-encéphalographie gazeuse s’avéra dés lors nécessaire. Elle est douloureuse à l’ extrême, accompagnée toujours d’une ponction lombaire. Jacqueline demeura ce jour-là, clouée au lit, plus pitoyable et plus hagarde que jamais.

Samba Diack se montra gentil et affecté devant le délabrement de sa femme.

Un beau jour, après un mois de traitement (piqûres intraveineuses et tranquillisants), après un mois d’investigations, alors que sa voisine française avait regagné son pays, le médecin-chef convoqua Jacqueline. Elle eut en face d’elle un homme que la maturité et la noblesse du métier embellissaient davantage, un homme que le commerce de la plus déplorable des misères –l’aliénation mentale-n’ avait point aigri.

Il fouilla de ses yeux aigus, habitués à jauger, les yeux de Jacqueline, pour déceler cette âme les sources des angoisses qui perturbaient l’organisme.

D’une voix douce, rassurante qui était déjà un baume pour cet être exalté, il confia : « Madame Diack, je vous garantis la santé de votre tête. Les radios n’ont rien décelé, les analyses de sang non plus. Vous êtes simplement déprimée, c’est à dire … pas heureuse. Les conditions de vie que vous souhaitez différent de la réalité et voilà pour vous des raisons de tourments. De plus vos accouchements se sont succédé trop rapidement ; l’organisme perd ses sucs vitaux qui n’ont pas le temps d’être remplacés. Bref ? Vous n’avez rien qui compromette votre vie. »

«  Il faut réagir, sortir, vous trouver des raisons de vivre. Prenez courage. Lentement, vous triompherez. Nous allons vous faire une série de chocs sous curare qui vous détendront. Vous pourrez partir ensuite. »

Le médecin ponctuait ses mots de hochements de tête et de sourires convaincants qui mirent en Jacqueline beaucoup d’espérance. Ranimée, elle nous rapporta ces propos et nous confia qu’elle était sortie de cet entretien à moitié guérie. Elle connaissait le noyau de son mal et le combattrait. Elle se moralisait. Elle revenait de loin, Jacqueline.

Pourquoi ai-je évoqué l’épreuve de cette amie ? A cause de son issue heureuse ?Ou seulement pour retarder la formulation du choix que j’ ai fait , choix que ma raison refusait mais qui s’ accordait à l’ immense tendresse que je vouais à Modou Fall ?

Oui, je voyais bien où se trouver la bonne solution, la digne solution. Et, au grand étonnement de ma famille, désapprouvée unanimement par mes enfants influencés pas Daba, je choisis de rester. Modou et Mawdo surpris ne comprenaient pas … Toi, mon amie, prévenue, tu ne fis rien pour me dissuader, respectueuse de mon nouveau choix de vie.

Je pleurais tous les jours.

Dés lors, ma vie changea. Je m’étais préparée à un partage équitable selon l’Islam, dans le domaine polygamique. Je n’eus rien entre les mains.

Mes enfants qui contestaient mon option me boudaient. Face à moi, ils représentaient une majorité que je devais respecter.

-       Tu n’es pas au bout de tes peines, prédisait Daba.

Le vide m’entourait. Et Modou me fuyait. Les tentatives amicales ou familiales, pour le ramener au bercail, furent vaines.

Une voisine du nouveau couple m’expliqua que la «petite »entrait en transes, chaque fois que Modou prononçait mon nom ou manifestait le désir de voir ses enfants. Il ne vint jamais plus ; son nouveau bonheur recouvrit petit à petit notre souvenir. Il nous oublia.

 

Offert Par Safiétou GUEYE ,

)i(une chenille devenue un papillon grâce à ce livre)i(

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  • Un roman épistolaire où Ramatoulaye Fall raconte à Aissatou, son amie de longue date, son veuvage et sa vie de femme, de mère. Ce roman célèbre aborde le statut des femmes au Sénégal et plus largement en Afrique de l’Ouest.
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